Dans le silence feutré du 14 rue Catherine de la Rochefoucauld, au cœur du neuvième arrondissement de Paris, la maison du peintre Gustave Moreau semble flotter hors du temps. Aux côtés de Jean-Sébastien Femia, secrétaire général des musées Gustave-Moreau et Henner, on découvre un lieu où chaque mur raconte l’obsession d’un artiste pour l’inachevé et le défi, aujourd’hui, de préserver ce rêve sans le figer.

Derrière la lourde porte du musée Gustave Moreau, l’ambiance tranche avec le tumulte parisien. Un lieu désert : pas de visiteurs mais des ateliers, immenses, baignés d’une lumière calme, qui offrent une visibilité rare aux toiles. Les formats s’imposent d’emblée. Le calme donne toute sa mesure à l’espace et aux œuvres. La maison du peintre abrite un musée qui ne se visite pas : il se traverse comme un souvenir préservé. 

Rapidement après l’acquisition de cette maison, de grandes rénovations transforment le lieu : les ateliers sont étendus, l’espace adapté aux besoins de création du peintre. Très tôt, Moreau imagine déjà l’avenir du lieu. Dans son legs universel, il précise chaque détail : l’accrochage, la disposition des toiles, la circulation des visiteurs. Son souhait se traduit par la volonté de faire de sa maison un espace d’étude ouvert à tous, artistes et étudiants.

Lorsque le musée ouvre au public, on découvre un pan entier de son art, resté caché jusque-là. Les ateliers dévoilent des milliers de dessins, d’esquisses, d’aquarelles et de toiles inachevées. Ce patrimoine exceptionnel traduit l’obsession d’un créateur prolifique et son désir de transmettre.

Chez Moreau, l’idée d’une œuvre « finie » n’existe presque pas. Le peintre travaille par ajouts. Il commence un tableau, le laisse en suspens, puis le reprend plus tard, parfois en y ajoutant des morceaux de toile. Ses compositions grandissent avec le temps, au gré de l’espace disponible dans l’atelier. Certaines zones restent floues, d’autres, d’une précision extrême, donnent à voir une recherche permanente entre mystère et perfection.

À sa mort en 1898, Gustave Moreau lègue sa maison et l’ensemble de son œuvre à l’État. Un geste inédit : jamais un artiste n’avait offert ainsi l’intégralité de son univers. Cinq ans passent avant que le lieu ne devienne un musée national. 

Préserver sans figer : les défis du musée 

Aujourd’hui, le bâtiment doit faire face à de nouveaux défis : isolation du toit, reconfiguration de la maison-musée comme à son ouverture en 1904… Un vaste chantier de rénovation se prépare pour redonner à la maison son aspect d’origine tout en la modernisant. L’enjeu se révèle double : préserver l’authenticité du lieu et le rendre plus accessible, notamment aux personnes à mobilité réduite. 

Les visiteurs ignorent souvent les secrets les mieux gardés du musée : des placards amovibles conçus par Moreau lui-même, dissimulés dans les murs pour stocker ses innombrables esquisses et croquis. Trop fragiles pour être manipulés, ils ne sont pas montrés au public. Ce souci du détail, presque maniaque, révèle à quel point le peintre avait anticipé la mémoire de son œuvre.

La gouvernance, partagée entre les musées Moreau et Henner, repose sur une quinzaine de personnes dédiées à la maison de la rue de La Rochefoucauld. Le travail de fond, selon Jean-Sébastien Femia, consiste à professionnaliser la gestion du lieu : « La difficulté profonde, elle est là… il faut changer les habitudes de certains membres du personnel qui refusent de voir qu’il faut avancer. »

Le musée attire de nombreux étudiants en art, venus consulter les esquisses et s’inspirer du maître du symbolisme. Mais le lieu reste limité par sa structure : « On peut accueillir à peu près 120 personnes, ce qui est peu au final… Il faut trouver le bon curseur pour se développer tout en maintenant ce côté maison et les contraintes du lieu. »

Pour séduire un public nouveau, le musée mise aussi sur des activités inédites. Concernant le yoga, Jean-Sébastien Femia explique : « Oui, c’est une façon d’amener de la visibilité, c’est une façon d’amener un public qui ne viendrait pas forcément au musée… On a cette vraie volonté de faire découvrir le lieu. »

Concerts, cours de dessin sur modèle vivant, soirées thématiques comme Halloween : les événements s’enchaînent pour prolonger l’esprit du peintre. « Le lieu s’y prête… cela permet de rappeler et de respecter les volontés de Moreau de vouloir apprendre, relayer ses idées et son art pour permettre une continuité. »

« Ce que j’aimerais, c’est que le touriste sorte en se disant “ce genre de lieu existe ou existe encore” et “wow, c’est impressionnant, je ne m’imaginais pas qu’il y avait tout ça derrière.” » Il sourit : « On veut le montrer, mais en même temps le laisser un peu caché pour qu’il reste exceptionnel… ça restera un lieu fou car ça restera, un peu, un lieu difficile d’accès. »

Ici, le temps suspend son vol, et la maison, comme l’œuvre de l’artiste, se transformera bientôt devant les yeux du visiteur. Entre secrets bien gardés, œuvres inachevées et contraintes architecturales, le musée reste un lieu d’exception où l’art, à l’image de son créateur, demeure en perpétuel devenir, fragile, unique et fascinant.

Bettina Jouan