À Aix-en-Provence, dans le petit abri de bois au pied de l’illustre Rotonde, Sarah compose chaque jour des bouquets pour les passants. Entre gestes minutieux, fleurs de saison et équilibre des formes, elle raconte la réalité d’un métier où la création se joue entre instinct, rigueur et contraintes de marché.
9 heures sonne à la Rotonde. Autour du kiosque, le flot des passants s’intensifie. Les premières brasseries voisines ouvrent leurs terrasses ; l’air sent à la fois le café chaud et les fleurs fraîchement coupées. Sarah s’active : remplir les seaux, ajuster les bouquets, répondre aux commandes. Le bois du stand est encore humide, le jour s’installe doucement sur la place.
En ce début de novembre, les seaux débordent de chrysanthèmes pomponnés, d’hortensias aux têtes lourdes et de dahlias éclatants qui tranchent avec la lumière pâle de l’automne. Derrière le comptoir, elle replace une tige, réordonne une brassée, redresse une fleur un peu trop haute. Depuis deux ans et demi, Sarah partage la gestion du stand et connaît chaque geste du quotidien, du réassort du matin aux commandes de dernière minute.
Son parcours n’a pourtant rien de classique. Sans diplôme ni formation, elle a appris sur le terrain, guidée par l’expérience d’une collègue. « C’est elle qui m’a formée sur le tas ». Ce qu’elle retient de cet apprentissage, c’est une méthode patiente et concrète, une façon d’observer avant d’agir. « J’ai toujours aimé les activités manuelles. Ici, je travaille une matière vivante. Chaque jour est différent, c’est ça qui me plaît ».
Le métier de fleuriste indépendant se distingue souvent par la liberté de choix dans les achats et les fournisseurs. Pour Sarah, employée d’une chaîne nationale, la marge de manœuvre est plus restreinte. « C’est le patron qui commande, pour tous les points de vente. Il achète en gros volumes, et surtout en Hollande. C’est le plus grand marché floral d’Europe : ils produisent énormément et distribuent partout ».
Cette organisation a ses avantages, mais aussi ses limites. Elle garantit des tarifs accessibles, au prix d’une diversité réduite et d’une dépendance au marché néerlandais. « Les fleurs françaises sont souvent plus chères. Le patron en prend quand même, surtout pour les fleurs de saison, mais pas en grande quantité. L’idéal serait de faire que du local, mais on n’a pas la possibilité ».
La raison est avant tout économique : les exploitations florales françaises se sont raréfiées, et leurs coûts de production ne rivalisent plus avec ceux des filières hollandaises, massivement mécanisées. Les volumes y sont moindres, les circuits plus fragmentés, ce qui rend difficile un approvisionnement constant pour une enseigne nationale.
À cela s’ajoute la question du transport et des emballages, souvent en plastique, et de la logistique qui accompagne chaque livraison. « Ce n’est pas un métier écolo, il faut être honnête », concède-t-elle à demi-mot. Dans ce cadre contraint, l’inventivité se joue ailleurs : dans la façon d’assembler, d’équilibrer, de donner du sens à ce qui lui est livré.
« Il y a une géométrie dans la composition d’un bouquet »
Pour Sarah, composer un bouquet relève presque d’un calcul : « Je travaille souvent par trois ». Trois points, trois directions, comme un triangle invisible qui structure la composition. « C’est une question d’équilibre : si tout est regroupé au même endroit, ça déséquilibre le bouquet. Il faut que ça respire ».
Devant elle, les fleurs s’alignent comme les éléments d’une équation mouvante. Les volumes se répartissent, les teintes s’ajustent, les hauteurs se répondent. Rien n’est laissé au hasard. « Quand une fleur me plaît, je construis autour. Je cherche les nuances qui s’accordent, les formes qui se complètent ».
Elle avance par ajustements successifs : un pas en arrière pour évaluer la composition, un centimètre de tige recoupé, un feuillage déplacé. L’ensemble doit tenir visuellement, sans qu’aucune fleur ne domine. « Pour moi, un bouquet réussi, c’est quand les couleurs et les formes se répondent sans se gêner. Il y a une géométrie là-dedans ».
Ce travail de précision, à la fois réfléchi et sensible : « J’ai toujours bricolé. Je faisais des bijoux, de la couture, un peu de sculpture. Tout ça aide à comprendre les volumes ». Le regard guide la main, l’expérience affine l’instinct.
Son œil se nourrit aussi des images : « Pinterest, c’est une bonne source d’idées. Ça permet de se renouveler, d’essayer d’autres choses ». Ces inspirations s’ajoutent à l’expérience du quotidien, à la précision du geste. Elle revient à son bouquet, replace une tige, ajuste une feuille, puis glisse simplement : « Ce que j’aime, c’est partager le beau ».
Elina Ghez