À Aix-en-Provence, le marché garde ses couleurs et ses senteurs. Mais derrière les étals, les vendeurs constatent un changement silencieux : les clients d’hier se font rares, remplacés par les visiteurs de passage. Un équilibre fragile pour ce lieu emblématique, à la fois commerce, décor et refuge.

Photo Elina Ghez – Depuis trente ans sur le marché, “Mojito” regarde la concurrence du web avec désarroi.
Ils s’appellent Éric, Corinne, Élodie… et même “Mojito”. Quatre visages parmi tant d’autres, à faire vivre chaque matin un rituel aixois vieux de plusieurs siècles. Le marché d’Aix-en-Provence rythme la vie de la cité depuis le XVe siècle : d’abord agricole, puis artisanal, il s’étend aujourd’hui du Cours Mirabeau à la place des Prêcheurs, en passant par la rue Thiers. Un tracé repensé il y a quelques années pour aérer les espaces et donner plus de lisibilité aux stands.
Sous les platanes, le spectacle reste au rendez-vous : fruits dorés, tissus éclatants, parfums mêlés de miel et d’huile d’olive. Pourtant, derrière cette carte postale, un constat revient d’un stand à l’autre : « Les Aixois, on ne les voit presque plus », constate Élodie, 38 ans, productrice de fruits et légumes. « Ils passent, regardent, comparent, mais achètent rarement. Beaucoup préfèrent aller au supermarché ». Elle s’adapte, sans amertume : « Les touristes, eux, prennent le temps. Ils goûtent, posent des questions. Heureusement qu’ils sont là, été comme hiver ».
Selon l’INSEE, moins de 2,5 % des dépenses alimentaires sont réalisées sur les marchés qui pèsent de moins en moins face à la grande distribution. Éric, apiculteur depuis vingt ans, en fait le constat : « Le pouvoir d’achat joue, bien sûr, mais c’est aussi une question d’habitudes. Aller au marché, ça demande du temps. Les gens veulent aller vite, acheter en un clic. Ici, c’est tout l’inverse ».
Entre géants du web et nouveaux usages
Sur le Cours Mirabeau, “Mojito” installe sa sélection hivernale : manteaux légers, pulls en laine fine, écharpes tissées. Cela fait trente ans qu’il vient ici, trois jours par semaine, fidèle à son emplacement. « Je ne suis pas cher, mais face à Primark, Shein ou Amazon, c’est difficile », reconnaît-il. « Les gens comparent sans même s’en rendre compte ». Il garde pourtant le sourire : « Ce que j’ai ici, eux ne l’ont pas : le contact, la discussion, le plaisir d’être là ».
Cette relation directe, Corinne la vit chaque semaine sur la rue Thiers, derrière son stand d’objets en résine qu’elle façonne à la main. « Ici, les gens s’arrêtent, me demandent comment je fais, d’où viennent les couleurs », sourit-elle avec enthousiasme. « C’est un vrai échange, même quand il n’y a pas d’achat. Les Aixois, eux, reviennent surtout pour une occasion — un anniversaire, Noël, un cadeau. Ce n’est plus régulier, mais ça reste sincère ».
Un marché devenu promenade
Ces dernières années, les travaux de réaménagement ont redessiné le visage du marché aixois. Le Cours Mirabeau ouvre désormais la marche avec le textile, la rue Thiers prolonge le pas vers les artisans, avant d’aboutir à la place des Prêcheurs, dédiée à l’alimentation. Les espaces ont été aérés, les stands allongés, les circulations repensées.
Le parcours est plus fluide, plus ordonné, presque chorégraphié, comme l’indique Éric : On travaille mieux qu’avant, les emplacements sont plus longs, mieux organisés. Mais c’est vrai que les gens marchent davantage qu’ils n’achètent. Le marché est devenu un passage ».
Corinne le résume à sa manière : « Ce qui nous sauve, c’est la beauté du lieu. Les gens viennent pour ça, et nous, on est là pour les accueillir. Tant qu’ils s’arrêtent, le marché perdurera ». Même si, entre commerce, décor et refuge, il continue à chercher son équilibre, fragile mais vivant.
Elina Ghez