© Jeanne Dumas
La multiplication des plateformes en ligne telles que TheFork, Uber Eat ou Deliveroo a redéfini le fonctionnement des restaurants. Très impacté par la crise sanitaire, le secteur a dû renouveler ses méthodes de vente. Entre promotions, offres et cadeaux, le consommateur n’a que l’embarras du choix. Le restaurateur, lui, met le doigt dans un engrenage infernal.
« Je passe par l’application TheFork pour réserver un restaurant seulement lorsqu’il y a des réductions » explique Alice, 20 ans, étudiante. « Je peux aller manger dans des endroits où je ne pourrais pas me permettre d’aller en temps normal, et cela pour un prix raisonnable, souvent comparable à celui des fast-food ». Et effectivement, pour le consommateur, rien n’est plus alléchant qu’une baisse des prix. Les utilisateurs des plateformes sont quatre fois plus nombreux aujourd’hui qu’en 2016.
The Fork propose aux restaurateurs un référencement gratuit sur son site internet et son application. Si le restaurant décide de participer aux offres proposées par la plateforme, deux onglets s’affichent lors de sa réservation : l’un avec promotion, l’autre sans. Il est donc possible pour le client de passer par la plateforme sans profiter des réductions. Toutefois, « cela représente une extrême minorité de clients » explique Kenzo, patron de la Pizzeria Di Micheli trattoria à Aix-en-Provence.
Ces réductions ont un prix pour les restaurateurs. « Lorsqu’un client réserve avec TheFork, cela me coûte en fonction de la remise que je fais. En règle générale, je propose -20% sur la carte. En plus de cela, la plateforme prend 1,50€ le midi par personne, et 2€ le soir, par couvert. C’est donc -20% déguisés puisqu’en réalité, c’est plus », détaille Kenzo. Ce coût très élevé fait baisser la rémunération du chef.
Une présence pourtant indispensable
« Malheureusement si tu n’y es pas, tu passes à côté d’un nombre de clients monumental, et tu meurs. Le résultat, c’est qu’on y va à contrecoeur. Ça vaut aussi pour Uber et Deliveroo », déplore Kenzo. « TheFork m’a démarché lors de l’ouverture de mon restaurant fin septembre. Ils m’ont promis d’excellents retours, m’ont dit que j’allais devenir numéro 1 à Aix si j’acceptais de m’inscrire sur leur plateforme ». Après plusieurs mois d’exercice, Kenzo observe un phénomène très différent des plans initiaux. « Dans 99,99% des cas, le taux de transformation du client The Fork en client direct du restaurant est de zéro. Ça n’arrive jamais. Pourquoi revenir dans un restaurant directement en sachant qu’il est possible d’avoir -20% en passant par le site ? ».
Cette précarité est accentuée par l’existence de périodes spéciales de fortes promotions. Kenzo est présent sur TheFork, Uber Eats et Deliveroo. « Il y a des challenges sur Uber Eat. Par exemple, la semaine de la pizza. La plateforme nous contacte par mail et nous détaille une promotion du type 1 pizza achetée, 1 pizza offerte. Elle nous propose ensuite d’y participer. Rien n’est obligatoire, théoriquement. Mais si on ne participe pas, on ne vend rien de toute la semaine. Les gens partent vers les promotions. En plus de cela, l’algorithme est bien fait : ton restaurant ne va pas être affiché dans les premiers ».
Un constat similaire est dressé sur The Fork. « Ils organisent un festival, où l’on s’inscrit et propose -50% sur la carte, en plus des frais par tête. Comme j’utilise des produits qualitatifs qui ont un certain coût, je frôle la vente à perte, ce qui est interdit en France. En terme de retour, c’est mauvais : cela fait tourner la marchandise, mais le taux de transformation des clients TheFork est toujours nul ».
Un coût que les restaurants essaient de limiter
Certains restaurants développent alors des techniques pour contourner les remises de TheFork. « La première combine, c’est de réduire la taille de l’assiette. Ce n’est pas facile pour moi puisque je vends des pizzas. Je ne peux pas la couper par exemple, contrairement à un restaurateur qui vend une pièce de viande. Là, c’est plus facile de réduire la taille car visuellement parlant, si on augmente les haricots à côté, ça ne se voit pas. La deuxième combine, c’est d’avoir un second frigo avec des produits de qualité inférieure pour les clients TheFork ».
Le rapport de force s’est donc aujourd’hui inversé : ce ne sont plus les plateformes qui ont besoin des restaurants, mais bien l’inverse. Une dépendance qui, en bout de compte, retombe aussi sur la qualité de l’assiette !