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Lauréat de la Palme d’or au dernier Festival de Cannes, « Sans Filtre » est sorti en salle le 28 septembre. Époustouflant ou écoeurant, « Triangle of Sadness » dans sa version originale ne laisse pas son public indifférent. Après avoir assisté à la projection le jour de sa sortie, la Rédac’ DJC vous explique pourquoi le film de Ruben Östlund est une production 100 % made in 2022. Et pas seulement parce que le monde du mannequinat et des influenceurs lui sert de point de départ. 

Que l’on se mette directement d’accord : « Sans filtre » n’est pas le meilleur film de l’année. Ou néanmoins, ce n’est pas ce que nous allons plaider dans cet article. Non, ce que nous défendons ici, c’est la raison pour laquelle « Triangle of Sadness » est (pour nous) le long-métrage qui dépeint le mieux la société de 2022 dans son ensemble. Rien que ça.

Et il faut dire que cette année aura pour l’instant été marquée par des films très actuels comme l’engagé « Goliath » de Frédéric Tellier ou encore le percutant « Athéna » de Romain Gavras, sorti sur Netflix récemment. Mais rien à faire, « Sans Filtre » sort du lot. Parce qu’il dénonce ou ce qu’il divise, le film suédois a un arrière-goût de 2022 très prononcé. 

Miroir, dis-moi qui est le plus beau ?

Alors un Ctrl+c Ctrl+v de 2022 oui, mais idyllique ou satirique ? Si on se penche un minium sur l’opinion qu’à Ruben Östlund de nos contemporains, la question ne se pose même pas. « J’ai grandi à une époque où on nous rabâchait que le physique comptait moins que ce que nous portions en nous (…) si l’on demande aux jeunes s’ils préfèrent l’intelligence à la beauté, je crains que la seconde, plus rentable de nos jours, l’emporte », se désole le réalisateur dans une interview accordée au Figaro. Une philosophie que le double palmé à Cannes a voulu mettre en évidence dès la scène d’ouverture en s’attaquant à l’un des fardeaux majeurs de notre époque : la superficialité. 

Dans ce premier acte, on y découvre Carl (interprété par Harris Dickinson), mannequin longiligne aux allures de gendre idéal aspirant à la gloire. Plonger dans le monde de la mode et des réseaux sociaux, être beau et afficher son bien-être sont les maîtres-mots. C’est à celui qui montre le plus ses pectoraux ou qui contracte le plus sa mâchoire. Les jeunes hommes défilent un par un. Grand, petit, costaud… Qu’importe, l’essentiel c’est qu’ils répondent aux critères de beauté, quitte à mettre un coup de « botox » comme lance l’une des jurys. On y voit là une critique exacerbée du règne du matérialisme, où la beauté est devenue une véritable valeur marchande. La phrase inscrite dans le décor lors de la scène du défilé l’illustre parfaitement  : « Le cynisme sous couvert d’optimisme.»

« Féministe de merde » 

Une satire qui ne s’arrête pas là. Loin s’en faut. Elle prend un autre virage quand Ruben Östlund s’attarde sur l’un des éléments clés de notre société : l’égalité homme-femme. Dans une scène où les deux personnages principaux, Yaya (interprétée par la regrettée Charlbi Dean) et Carl, se retrouvent au restaurant pour un dîner de couple, la note en fin de repas va venir semer la pagaille. La raison ? Yaya ne veut pas payer le restaurant alors qu’elle l’avait promis à son copain la veille. Mécontent, Carl n’hésite pas à faire la remarque. Résultat : Yaya s’énerve, Carl s’excuse, mais Carl paye l’addition. Le couple se dispute jusqu’au retour dans leur chambre d’hôtel, où Carl explique à sa dulcinée qu’il «  ne veut pas tomber dans les clichés sexistes. » Reste une phrase marquante dans cette acte très symptomatique de notre époque : « Féministe de merde », lâche Carl dans le couloir de l’hôtel. 

C’est certainement à travers cette réplique que Ruben Östlund nous montre son opinion sur l’égalité des genres aujourd’hui. Le cinéaste pointe avec justesse les contradictions, les mesquineries et la lâcheté de notre société occidentale. On bourre les consciences à juste titre de slogans féministes, d’une égalité salariale dans l’entreprise, etc… Mais finalement, que reste-t-il quand il faut régler l’addition ? Le garçon, par courtoisie et parce que c’est ancré dans les mœurs ? La fille, parce que c’est ce que font les couples modernes ? Le monde est noyé dans l’hypocrisie, les codes et autres faux semblants selon Ruben Östlund. 

Le capitalisme ? On tire la chasse

Une fois que notre couple d’influenceurs arrive sur un yacht des plus luxueux, Ruben Östlund va s’attaquer à ce qu’il aime le plus détester : le capitalisme et les ultra-riches. Cela débute d’abord par une réunion banal du personnel de l’équipage qui se termine par un cri de guerre révélateur « Money, Money, Money ». Puis par une rencontre inattendue entre une serveuse et une vielle bourgeoise. Cette dernière essaye maladroitement de mettre à l’aise la jeune femme en l’invitant dans son jacuzzi. Sa déconnexion de la réalité ne viendra qu’amplifier l’écart abyssal qui sépare les deux individus.

Et enfin par la scène la plus marquante de ces 2h20 de film : la terrible tempête lors du traditionnel dîner du capitaine. S’en est alors un festival de crasse. Dans une scène hors du commun de plus de 20 minutes, les apparences se disloquent. Le réalisateur suédois vide littéralement ses personnages de leur fric, de leur égoïsme, mais également de leur ego, inoffensif au moment où le bateau tangue. 

Dans ce torrent d’impuretés, le public à tout de même l’opportunité d’assister à un échange subtil entre un capitaine marxiste (interprété par Woody Harrelson) et un oligarque capitaliste russe, prétendant vendre de « la merde ». Au centre de la conversation, un certain Karl Marx. S’en suit une confrontation d’opinion entre deux visions du monde dos à dos au milieu d’un désastre. 

Ruben Östlund utilise cette longue séquence comme une métaphore de la société dans laquelle nous vivons. Des riches beaucoup trop déconnectés de la réalité, qui se retrouvent finalement sans filtre une fois qu’ils font face à la vérité. La tempête qui menace le yacht reflète seulement un monde où la pauvreté crie famine à l’extérieur, et où la noblesse fait semblant d’être aveugle. Quand les deux parties se rencontrent, le résultat ne peut être alors que nauséabond. Au-dessus de la mêlée, le capitaine et l’oligarque russe sont quant à eux dans la même position que deux chefs d’État, confrontant leur vision du monde. Sans pour autant empêcher la catastrophe.

Les rapports de force s’inversent 

Un cataclysme qui intervient lors du dernier chapitre, au moment où les rescapés du naufrage se retrouvent sur une île paradisiaque… Mais déserte. C’est ici que Ruben Östlund dévoile sa dernière cartouche en s’occupant d’un sujet central de notre siècle : la lutte des classes. Plus que jamais, le cinéaste met en exergue cet aspect en bouleversant les rôles. Sur cette île, ce n’est plus le nombre de chiffres sur son compte bancaire qui fait la loi, mais plutôt celui qui sait le mieux survivre dans des conditions extrêmes. Et à ce petit jeu-là, c’est la femme de ménage qui va prendre le manche. Ruben Östlund veut montrer alors que ces multimillionnaires ne sont pas grand-chose une fois démunis de leur superficialité. 

Mais le renversement de situation, d’abord jouissif et même amusant, devient rapidement glaçant. On y observe une nature humaine injuste et cruelle. L’homme est uniquement gouverné par ses instincts : pouvoir, domination et sexualité, selon le réalisateur suédois. Face à ce dénouement, les spectateurs se retrouvent piégés par le scénario du film. Se délecter du malheur des autres, ne revient-il pas finalement à s’abaisser à la cruauté de ces personnages ? « J’ai poussé le bouchon le plus loin possible pour secouer le public », reconnaît Östlund à 20 Minutes. « Je commence le film dans un décor paradisiaque où tout le monde pourrait souhaiter se retrouver, puis je le fais basculer vers le cauchemar. »

Plus qu’un simple film primé, « Sans filtre » est une expérience sociale. Comme « Parasite » avant lui, il remet en question les excès de notre société. Une satire de 2022, qui réveille les orgueils, et qui nous révèle la décadence de l’humanité : un monde ultra-connecté, obnubilé par le paraître et le matérialisme. 

Avec l’étiquette Palme d’or, les jurys du 75e Festival de Cannes le savent, il est plus simple d’attirer un large public. C’est certainement pour cette raison qu’ils ont décidé d’attribuer ce privilège à l’équipe de « Sans Filtre ». Adorer ou détester, l’important n’est pas là. Ce qui compte avec « Triangle of Sadness », c’est de se faire sa propre opinion dans un temps où les esprits sont de plus en plus aseptisés . Et ça, Cannes l’a bien compris. 

Lucas Emanuel