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Un bref récit historico-politique, au crépuscule de la dictature chilienne, relatant l’entrevue vécue par Bruno Patino dans l’antre du dictateur Augusto Pinochet.
Le rire est multiple. L’on peut rire de bon cœur, comme s’esclaffer pour exprimer une gêne. Le rire peut-être honteux, peu scrupuleux, voire parfaitement irrespectueux. Et Rire avec le diable ?
Dans ce court, mais néanmoins saisissant récit historico-politique, Bruno Patino nous invite à réfléchir, non pas sur le poids des mots, mais plutôt sur celui des émotions. « L’expérience vécue » débute en 1992. Mais il y a peu d’importance à cela car « chaque matin (…) le diable était ponctuel » souligne l’auteur. La monotonie d’une dictature ne se perçoit que mieux lorsque l’on se prête à regarder cet étonnant quotidien cérémonieux figé qui caractérise ces régimes.
De ce souvenir, l’auteur en tire une description lisse. « La capitale chilienne n’était guère bruyante » souligne-t-il ; l’urbanisation n’avait, quant à elle, pas encore cédé aux caprices de la mondialisation qui se matérialisent aujourd’hui par la « concurrence féroce entre constructions » pour parvenir à faire des gratte-ciel toujours plus grands, toujours plus près des sommets andins environnants. Dans ce monde froid et austère dépeint par l’auteur, le rire est pourtant bien présent. Comme une fausse note.
« Émocratie »
L’objectif de Bruno Patino est tout tracé : recueillir une interview du leader chilien ; poser mille et une questions, tout en sachant ne pouvoir récolter que mille et un mensonges et autres diatribes propagandistes. Mais, « il me semblait qu’en le rencontrant, je pourrais comprendre ce qui le différenciait du reste du genre humain ». Sa rencontre avec Pinochet devait donc être, non pas une rencontre humaine, mais surhumaine : un Homme face à un monstre ; un être doué de sensibilité face à une chose froide, austère, sans âme ni émotion.
Mais cette perspective s’efface peu à peu ; la peur du premier regard, de la confrontation, se dissipent tandis que la « peur… de ne pas avoir peur » s’installe. Persuadé d’être à mille lieux du leader autoritaire chilien, c’est son étonnante « banalité » et, quelque part, sa proximité avec tout un chacun, qui épouvantent l’auteur. « Et je me surpris aussi à rire de bon coeur » écrit, en se remémorant cette entrevue, Patino.
Totalement désarçonné par l’apparente normalité de Pinochet, l’auteur démontre l’insondable et pernicieux pouvoir de séduction que peut représenter, ne serait-ce qu’un instant, l’ennemi du bien. Le rire nous échappe : il suffit d’une seconde pour que notre garde faiblisse et que nos espoirs de résistance périssent.
En racontant cet épisode, qui « ne fut pas long, un simple éclat », Bruno Patino entend alerter sur notre tendance générale à être aveuglé – consciemment ou inconsciemment – par nos émotions. Notre démocratie serait ainsi devenue une « émocratie », règne de « nos pulsions » dépeintes en véritable marchepied des prochains fracas. « Nous ne voulons plus savoir » assène, dans un sombre mélange d’excitation et de défaitisme, Patino. Nous voulons penser à autre chose et, à nouveau, « rire de bon coeur » pour dissiper nos peurs.
Mais, Bruno Patino nous avertit, reprenant en quelques sortes le dicton populaire qui commande de « ne pas faire deux fois la même erreur ». Ne pas rire deux fois à la même chose ! Surtout quand il s’agit d’une mauvaise blague.
Gabriel Moser