©Elisa Hemery

Tout a commencé avec ma maman, qui tente par tous les moyens de transmettre à ses jeunes élèves le goût de l’art. Avec moi, elle a parfaitement réussi. Je place rapidement les arts sur un véritable piédestal. Irremplaçables. Indétrônables. Impossible d’en négocier l’importance et la puissance.

Evidemment, le débat autour des œuvres est inépuisable. Même s’il m’est difficile, je le reconnais, d’accepter le rejet de celles que j’estime être de véritables pépites artistiques, cinématographiques ou musicales. Désaccord, argumentation, passion. Mais voilà, une telle idolâtrie a pu me conduire vers un point de vue qui semble aujourd’hui inacceptable : une dissociation totale de l’homme et de l’artiste. Une véritable sacralisation de ceux que je considère comme des génies. Au point d’en oublier leurs imperfections, leurs vices.

Puis l’ère #MeToo. #Balancetonporc. J’ai 17 ans. Le choc se produit. Un monde s’effondre. Déboussolée. L’idée ne m’avait probablement jamais traversé l’esprit : certains artistes peuvent donc s’apparenter à des êtres monstrueux. Changement de prisme. Distanciation avec l’œuvre. Tout est remis en question. Qui sont donc ceux dont j’admire tant le talent ? Pulp Fiction, The Artist ou Big Eyes ont-ils encore la même valeur, maintenant que je sais qu’ils ont été produits par un agresseur à la puissance écrasante ? Ce nom, indissociable des pires horreurs désormais : Weinstein. Au revoir Là-Haut. Adieu Le sommet des dieux. C’est l’heure de la chute pour le producteur. Et du questionnement pour moi. Comme nous le savons tous, d’autres célébrités l’accompagnent dans sa descente aux enfers.

Je ne connais pas l’œuvre de Polanski lorsque l’affaire éclate à nouveau. Mais ce dont je suis certaine c’est que son œuvre rencontrait jusqu’à présent un succès certain. Admiré. L’incarnation du génie disait-on. Depuis mon plus jeune âge, mes parents ne cessent d’évoquer le fameux Rosemary Baby. J’accuse sort en salles. Une amie me demande comment je peux aller voir un film de cet homme, ce monstre. How dare you ? Poussée par une certaine curiosité, évidemment. Mais je me refuse alors surtout à ne pas découvrir ses œuvres en raison des viols qu’il aurait majoritairement commis dans les années 70’. Et parce que je connais son passé. « Le pauvre. Sharon Tate, leur enfant. Comprenez-vous ? »

Puis un podcast sur Picasso. Lui aussi, un monstre ? Lui qui trouvait dans les pleurs de ses compagnes la source de son inspiration. Faire souffrir pour produire. Les artistes sont-ils donc tous des fous dont le génie leur autorise la liberté ? Je n’avais aucunement connaissance de cette partie bien noire de l’artiste. Jamais je ne l’avais entendu évoquée dans les musées ou par mes proches. Je reste jusque-là des heures durant devant ses œuvres au Centre Pompidou. Ou au musée qui lui est entièrement consacré dans le Marais. Encore récemment, une exposition aux Invalides. Puis une mise en parallèle Picasso, Rodin au 79 rue de Varenne. Comment aurais-je pu deviner ? Un tabou ? Le génie l’emporte-t-il toujours ? Peut-on tolérer, pardonner ? Peut-on justifier cette monstruosité par un simple : « c’était un autre temps » ?

En réalité, il m’est toujours impossible de refuser tout contact avec les œuvres de ces hommes, malgré leurs crimes. Crimes. Impossible d’appeler cette violence exercée envers les femmes autrement. Des vies détruites. Certaines ne se sont jamais relevées. Certaines cherchent à avancer, difficilement. Nombreuses sont les œuvres qui restent le fruit d’un travail collectif. Polanski n’était pas seul sur le tournage de La Vénus à la Fourrure.  On ne peut donc pas si facilement les jeter à la poubelle. Et d’immenses acteurs et actrices continuent de le soutenir. Non, tout le monde ne lui a pas tourné le dos. Cela peut sembler incompréhensible. Cela m’a paru incompréhensible. Il y a quelques jours, j’ai visionné un documentaire sur le réalisateur. Une de ses amies assure que lorsqu’elle est à ses côtés, jamais ils n’évoquent sa vie privée, ses conquêtes. Une capacité à apprécier sa présence, leurs discussions, sans jugement. Sans s’intéresser au reste. Comme si leurs échanges étaient coupés du monde réel. L’une de ses premières victimes affirme également avoir réussi à tourner la page. Alors, pourquoi pas nous ?

La beauté, la force, la richesse, l’achèvement (ces qualités restent, attention, subjectives) de certaines œuvres ne peuvent nous conduire à les délaisser. Il est encore autorisé à s’émerveiller devant un Picasso ou un Polanski. Nous n’avons pas à culpabiliser. Ne cherchons pas à contrôler nos émotions, elles font toute l’intensité de l’art. Non, le réalisateur franco-polonais ne méritait pas le César de la Meilleure Réalisation. Mais je ne crois pas qu’il faille quitter la cérémonie pour autant. Sinon décrochons Guernica du Musée Reina Sofia. Brûlons Voyage au bout de la nuit. Tant d’artistes se sont montrés irraisonnables, détestables. Ce qui me semble nécessaire, voire primordial, finalement : c’est une transparence totale sur l’artiste et ses troubles. Sur ses aspects les plus sombres, les plus secrets. Il faut les exposer à la lumière du jour. Il faut que chacun dispose de ces connaissances. Car ce qui est factuel reste indéniable. Peut-être que si nous avions su dès notre enfance que Picasso était un odieux personnage, nous appréhenderions son œuvre différemment.

Elisa Hemery