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Le jeudi 24 février 2022, Vladimir Poutine a fait prendre un virage décisif aux relations entre la Russie et l’Ukraine, entraînant le retour de la guerre en Europe. Pour la professeure de géopolitique et docteure en droit, Blandine Chelini-Pont, il faut s’attendre à tout.

« Pour ce qui est de notre armée, je tiens à rappeler que malgré l’effondrement de l’URSS et la perte d’une grande partie de ses capacités, elle reste celle d’une des plus grandes puissances nucléaires au monde ». C’est en ces termes que le président russe s’est adressé aux dirigeants occidentaux la semaine dernière. Des menaces que la professeure Blandine Chelini-Pont prend très au sérieux. Pour elle, les pays voisins de l’Ukraine sont en danger et Vladimir Poutine est capable de continuer ses actions militaires jusqu’à l’utilisation de l’arme nucléaire s’il l'estime nécessaire. La docteure en droit de l’Université d’Aix-Marseille, a accepté de nous livrer son analyse sur la situation.

D’après vous, cette déclaration de guerre s’inscrit-elle dans le prolongement des actions militaires de Vladimir Poutine depuis l’annexion de la Crimée en 2014 ou sommes-nous dans une nouvelle phase plus violente et plus inquiétante pour l’Europe ?

"Cette nouvelle déclaration de guerre s’inscrit dans une continuation d’événements. On a d’abord le fait que la guerre du Dombass ne s’est jamais arrêtée. Ensuite, les accords de Minsk de 2014 n’ont pas été respectés ni par les Ukrainiens ni par les Russes. Le cessez-le-feu n’a jamais été appliqué. La situation humanitaire s’est profondément dégradée. La zone de conflit n’a pas été démilitarisée et les Russes ne sont pas partis de l’Ukraine. De plus, une tension s’était dessinée. Par exemple, en 2018, l’Ukraine avait commencé à construire un mur avec la frontière russe et la Russie a construit un mur à la frontière de la Crimée. En novembre 2018, des accidents très importants dans la mer d’Azov se sont déroulés. Des bateaux de guerre ukrainiens ont été interceptés. En mars 2019, Poutine est arrivé à Sébastopol (ville située dans le sud-ouest de la Crimée) pour fêter les cinq ans de la réunification de la péninsule. La détérioration de la situation est observable depuis plusieurs années". 

Qu’est-ce qui a convaincu Vladimir Poutine de passer à l’action maintenant ?

"Je pense que l’arrivée de Joe Biden comme président des États-Unis a mis le feu aux poudres. Il a effectué un grand discours de retrouvailles avec les Européens et l’OTAN en février 2021. Joe Biden a affirmé que les États-Unis étaient de retour à la tête de l’alliance. Le projet de l’intégration de l’Ukraine dans l’OTAN a semblé se réveiller à ce moment-là. C’est peut-être ce qui a poussé Poutine à agir. Il dénonce le projet de rapprochement de l’Ukraine de l’OTAN depuis des années. Même si la France et l’Allemagne ont montré leur refus face à ce projet, l’Ukraine a quand même été déclarée candidate pour rejoindre l’alliance en mars 2018". 

Depuis le début de l’escalade des tensions entre la Russie et l’Ukraine, est-ce que vous vous étiez imaginée qu’une guerre était possible ?

"En 2019, j’ai fait un cours sur la montée des tensions entre la Russie et les États-Unis. J’avais écrit la peur de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Quand on connaît l’histoire de la Russie, cet ancien immense empire dont l’impérialisme s’est transposé dans l’URSS avec un président qui dénonce un multilatéralisme américain allié aux européens pour détruire la Russie, on peut comprendre cette escalade des tensions. Depuis 2007, Poutine est persuadé que l’élargissement de l’OTAN est fait contre la Russie".

Est-ce que la décision d’envahir l’Ukraine par Vladimir Poutine est liée à une raison historique ?

"La culture nationale impériale russe a traversé les époques et a été récupérée par l’URSS. Elle nous permet de comprendre que les Russes sont agressifs lorsqu’ils se sentent agressés. Protéger le royaume russe a été le moteur de son expansion, les Russes ont eu un empire colossal que l’URSS a gelé. Quand Poutine dit que l’Ukraine n’existe pas, il le pense. Son objectif est de reconstituer la carte de l’URSS".

Les ambitions d’invasion territoriale de Vladimir Poutine sont donc loin d'être terminées ?

"Honnêtement, on peut avoir peur pour les États baltes, la Moldavie et la Géorgie. Ces deux derniers pays ne sont ni dans l’OTAN ni dans l’Union européenne. La Russie n’hésitera pas à utiliser la force si elle se sent menacée. Pour Vladimir Poutine, imaginer que les populations qui entourent la Russie ne veulent plus être sous son influence, c’est impensable. Si cela arrive, ce sont les occidentaux qui les ont manipulés. Les Estoniens sont inquiets depuis très longtemps. Ils se sont dépêchés d’intégrer l’OTAN et l’Union européenne, et ce n’est pas pour rien".

Que se passera-t-il si Vladimir Poutine décide de lancer une attaque militaire sur un pays membre de l’OTAN ?

"Si jamais un missile tombe au-delà de la frontière polonaise ou qu’il y a le moindre incident dans les pays baltes, l’OTAN sera face à sa propre géographie. L’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord s’appliquera, il pose le principe de défense collective selon lequel « une attaque contre l'un ou plusieurs de ses membres est considérée comme une attaque dirigée contre tous ». Mais personne ne veut faire la guerre à la Russie. L’OTAN est une alliance défensive".

Comment les occidentaux pourraient-ils arrêter cette avancée de la Russie en Europe ?

"L’une des solutions à cette situation dramatique, avant que les missiles russes n’atteignent l’Europe, est que Vladimir Poutine soit chassé du pouvoir. En Russie, certaines personnes savent que le pays a déjà perdu beaucoup d’argent et la population est en train de mourir de faim. Contre toute attente, pour Poutine, les sanctions de l’Europe s’avèrent redoutables. Cependant, il ne faut pas oublier que les mentalités russes sont tranchées. Ils ont une culture patriotique très forte. Leur nationalisme est lié à l’impérialisme alors que celui des Français est lié à la France des Droits de l’Homme, aux principes universels, à la grandeur… Contrairement aux Russes, les Français ont déconnecté leur nationalisme d’une revendication impérialiste après la guerre d’Algérie et la décolonisation. Les Russes n’ont jamais fait cette transformation de leur nationalisme. Si Vladimir Poutine disparaissait, il est probable que la Russie évoluerait de manière différente et pourrait basculer dans la démocratie. Les Européens peuvent tenter de le déstabiliser, mais il est très peu probable qu’il se laisse faire…"

Pensez-vous qu’un autre président à la tête de la Russie aurait pris les mêmes décisions ? 

"Cela aurait pu être totalement différent. Après sa première élection, Poutine s’est toujours arrangé pour rester au pouvoir. Il a travesti les institutions de son propre pays pour les délibéraliser et mettre en place de grandes lois répressives. Poutine a utilisé la guerre contre le terrorisme pour interdire toute manifestation d’opposition. Si un Russe est dans la rue pour protester contre la guerre en Ukraine, il risque d’être emprisonné pendant des années. Ce pays est devenu une autocratie. Jamais personne n’a réussi à percer politiquement pour faire tomber Poutine qui fait assassiner tous ceux qui se dressent sur son chemin". 

La Russie est aujourd'hui isolée à l'échelle internationale, la Chine peut-elle devenir un allié ?

"La Chine est trop loin. Le 4 février dernier, Vladimir Poutine a signé un accord avec Xi Jimping. Ce jour-là, je me suis dit que le président russe allait attaquer l’Ukraine à la fin des Jeux Olympiques. Poutine n’allait pas abîmer l'évènement de son nouvel ami Xi Jimping. Il a attendu la fin pour passer à l’action. Il a retiré de la frontière chinoise les troupes russes et les a rapatriées sur la frontière ukrainienne. La Chine sera un pilier économique pour la Russie mais, selon moi, elle ne l’aidera pas militairement".

Tessa Jupon