© Tessa Jupon
Le vendredi 26 novembre à 20h au Théâtre du Jeu de Paume d’Aix-en-Provence, tous les regards étaient tournés vers le sublime jeu des acteurs. Benoît Solès incarnait Alan Turing et Amaury de Crayencour multipliait les rôles : Ross le sergent enquêteur, Murray, l’amant de Turing et Alexander, chryptanalyse et champion d’échecs. Une pièce en tournée dans toute la France depuis 2018 et récompensée par quatre Molière en 2019.
Un spectacle émouvant, transportant et surtout très intéressant. C’est lorsque le rideau tombe que l’on se rend compte à quel point cette pièce en appelle à notre façon de voir le monde. Cette représentation philosophique et accessible nous amène à réfléchir sur des problématiques intemporelles de l’Homme : « Est-ce parce que l’autre ne pense pas comme nous qu’il ne pense pas ? La machine peut-elle penser ? ». Le comédien Benoît Solès rentre parfaitement dans la peau du célèbre mathématicien Alan Turing, inventeur d’une machine à décoder les messages nazis en 1942. Un des grands combats de sa vie a été de chercher à démontrer que les machines possèdent la faculté de penser. « Pourquoi ne pourraient-elles pas avoir d’âme ? », c’est l’une des interrogations centrales de cette pièce qui nous dirige vers un paradoxe. Nous sommes tiraillés entre la volonté de rejeter la possibilité qu’une machine puisse réellement penser par elle-même et notre côté sensible et humain qui nous donne envie de croire l’affabulation du génie londonien.
L’humanisme qui ressort du personnage d’Alan Turing est frappant. La pièce démontre comment le génie d’un homme peut être réduit à néant par la révélation de son homosexualité. Un beau message d’acceptation de soi est livré malgré l’issue tragique. Sans jamais renier sa différence, Turing fait preuve d’une grande honnêteté envers les autres et surtout envers lui-même. Mais cette époque laisse peu de place à la diversité et a conduit Turing à commettre l’irréparable en croquant dans une pomme empoisonnée au cyanure. La symbiose entre les comédiens particulièrement émouvante nous a plongé dans l’univers complexe de ce mathématicien.
« Ce qui ressort de la pièce est tout ce rapport à la vérité, au silence, à la quête du divin, au suicide »
© Aliénor Lefevre
Rencontre avec Benoît Solès et Amaury de Crayencour.
Vous avez joué un personnage haut en couleurs, comment avez-vous fait pour vous préparer ? Vous êtes-vous inspiré du film The Imitation Game sorti en 2014 ?
Benoît Solès : Par rapport à la construction du personnage, ce n’est pas une imitation de Benedict Cumberbatch (l’acteur principal du film), c’est une création en réaction. L’acteur du film est formidable mais il a tiré le personnage vers une facette plus sérieuse, moins sympathique. Moi je voulais un personnage plus foufou, sympathique avec une note lumineuse qui contrebalance avec sa tragédie. Un génie et parfois un clown, un homme fort mais parfois faible, ça le rend très humain. On a sans doute fait tous les deux le même travail de renseignement, mais après nos sensibilités ont fait qu’on a tiré Turing vers des choses différentes.
La complexité et l’humanisme du personnage ressort effectivement, comment avez-vous associé l’histoire personnelle de Turing et son œuvre dans la pièce ?
Amaury de Crayencour : La pièce de Benoit a cette grande qualité d’avoir plein de points d’entrée différents et on peut s’y retrouver à plusieurs niveaux, qu’on s’intéresse plus à ses travaux ou à l’humain.
Benoît : Comme le film se concentre beaucoup sur enigma (machine à coder allemande), je voulais aussi traverser d’autres époques et d’autres choses. Je voulais essayer de trouver un équilibre entre un côté historique avec la seconde Guerre Mondiale, un côté un peu polar qu’on retrouve avec l’enquête, puis le côté scientifique voire un peu métaphysique qui est vraiment important dans la pièce. Ce qui est symbolisé par les trois personnages joués par Amaury, le triptyque entre un flic (le polar), un amant (le côté romantique) et le joueur d’échecs (un peu plus scientifique). Ce qui ressort de la pièce est tout ce rapport à la vérité, au silence, à la quête du divin, au suicide qui, par définition, est une projection de soi vers l’inconnu ou autre chose.
Vous n’êtes que deux sur scène pour jouer tous ces personnages, n’avez-vous pas peur de vous lasser au fur et à mesure des représentations ?
Amaury : Ça arrive, évidemment. Mais c’est un spectacle d’acteurs, nous ne sommes que deux et la mise en scène est très sobre. Si on n’est pas au rendez-vous, il ne se passe rien. Même si on arrive au théâtre un peu fatigué, on est obligé de se mobiliser. On ne peut pas se permettre de jouer avec un peu moins d’énergie. C’est vrai qu’à Paris la lassitude se ressent plus car on joue tous les soirs au même endroit, mais en tournée les salles sont tellement différentes qu’il est difficile de se lasser. La semaine dernière on était à Toulouse dans une salle qui était une sorte de boîte noire, très bien aussi mais tellement différente d’un théâtre à l’italienne comme celui du Jeu de Paume. Donc tout change : les salles, les rencontres et même les restos.
Benoît : Le sujet est beau et toutes les rencontres faites sont enrichissantes. Il y a autour de la pièce tellement d’aventures. On a vécu tellement de choses que la fin de la tournée sera émouvante.
Jusqu’à quand êtes-vous en représentation ?
Benoît : Nous sommes en tournée toute l’année mais le spectacle se joue en parallèle à Paris toute la saison. Cet été nous jouerons à Avignon, et qui dit Avignon dit nouvelle tournée ! A priori nous serons sur les routes jusqu’en 2024. Ce spectacle se joue aussi dans d’autres pays, en Allemagne, en Grèce, en Slovénie, bientôt en Argentine et au Canada.
Aliénor Lefevre et Tessa Jupon