La parution du livre « La familia grande », de Camille Kouchner, dans laquelle elle accuse son beau-père Olivier Duhamel d’inceste, a été le déclencheur d’une nouvelle vague de témoignages d’agressions sexuelles, relayés avec le hashtag #MeTooInceste. Pour autant, la condamnation de l’inceste n’a pas été toujours une évidence. Rétrospective sur les événements marquants des trois dernières décennies.

1986 : Eva Thomas, l’une des premières victimes d’inceste à témoigner

Invitée dans l’émission « Les dossiers de l’écran », Eva Thomas est l’une des premières femmes à parler, à visage découvert, d’inceste à la télévision. Les réactions des téléspectateurs affluant au standard apparaissent, elles, totalement lunaires : « J’ai des relations quotidiennes avec ma fille de 13 ans, pourquoi empêchez vous les gens d’être heureux ? », peut-on par exemple entendre.

Extrait de l’émission « Envoyé Spécial », montrant les réactions des téléspectateurs au standard

Sa prise de parole permettra la tenue d’un débat public sur le sujet, et une très timide évolution législative, puisque le délai de prescription pour l’inceste sera en 1989 étendu et porté à 10 ans après la majorité pour les atteintes sur mineurs entre 15 et 18 ans, à 20 ans pour ceux de moins de 15 ans.

1990 : Denise Bombardier condamne les relations pédophiles de l’écrivain Gabriel Matzneff

Quelques années plus tard, rien n’a vraiment changé. Gabriel Matzneff, invité de l’émission « Apostrophes » en mars 1990, détaille son attirance pour les adolescentes. Sur le plateau, seule Denise Bombardier, romancière québecoise, y trouve quelque chose à redire, apostrophant l’écrivain : « Comment s’en sortent-elles, ces petites filles, après coup ? Moi je crois que ces petites filles là sont flétries, et la plupart d’entre elles flétries peut-être pour le restant de leurs jours. »

Extrait de l’émission « Apostrophes », passe d’armes entre Matzneff et Bombardier

1994 : la réforme du Code Pénal crée de nouvelles infractions

Avec cette modification en profondeur du droit pénal apparaît la qualification d’agression sexuelle, qui remplace l’attentat à la pudeur, ainsi que le délit d’« atteinte sexuelle sur mineur ». Si la notion d’« autorité et d’ascendance » est une circonstance aggravante, le consentement de l’enfant mineur, apprécié par le juge, empêche les poursuites pour « viol » ou « agression sexuelle ». La présomption de non-consentement existe uniquement dans le cas de l’atteinte sexuelle, délit moins « lourd » que les deux infractions précédentes.

C’est aussi le moment de la formation de nombreuses associations sur le sujet, comme « SOS Inceste pour Revivre » en 1994, renommée depuis 2018 « SOS Inceste & Violences Sexuelles », ou encore l’AIVI (Association Internationale des Victimes de l’Inceste), créée en 2000.

1999 : le récit de l’inceste de Christine Angot chez Ardisson

Autre étape importante dans la médiatisation de la question de l’inceste et des violences sexuelles sur les mineurs : la publication du livre « L’Inceste », de Christine Angot. Les critiques sont polarisées, entre éloge et diatribe. La promotion de l’œuvre donnera lieu à plusieurs apparitions télévisées de l’écrivain, notamment dans l’émission « Tout le monde en Parle ». Le ton de l’interview, léger, apparaît en décalage total avec le sujet.

Extrait de l’émission « Tout le monde en parle » en 1999

2005 : une mission parlementaire préconise d’ériger l’inceste en infraction spécifique

La question de l’inceste réapparaît en 2004 avec une campagne publicitaire provocante sur le sujet qui suscite une importante controverse. Cela favorise en tout cas la tenue d’une mission parlementaire en juillet 2005, intitulée « Faut-il ériger l’inceste en infraction spécifique ? ». Le rapport recommande dans ses conclusions de « bannir la notion de consentement des mineurs aux rapports sexuels incestueux », et de définir « les auteurs des actes incestueux », pour pouvoir incriminer spécifiquement l’inceste. Ces suggestions resteront lettre morte et ne donneront lieu à aucune modification pénale.

2010-2011 : deuxième mission parlementaire, une loi votée… puis censurée

Une deuxième mission parlementaire sur le sujet aboutit en 2010 à la loi du 8 février 2010 « tendant à inscrire l’inceste commis sur les mineurs dans le code pénal ». Cette loi, qui consacre une répression spécifique à l’inceste pour protéger les mineurs, est censurée en septembre 2011 par le Conseil Constitutionnel, en raison d’une formulation peu claire qui rendait l’infraction imprécise (contrevenant ainsi au principe de légalité des délits et des peines).

2017-2019 : émergence du mouvement #MeToo et changement de paradigme

L’affaire Weinstein en octobre 2017 va provoquer une véritable révolution de la parole publique sur la question des violences sexuelles. Des milliers de témoignages de personnes anonymes ou célèbres vont affluer, notamment avec le hashtag #MeToo et #BalanceTonPorc en France. Le sujet va prendre une importance majeure dans le débat public, avec la création de collectifs comme « #NousToutes », dont l’objectif affiché est d’en « finir avec les violences sexistes et sexuelles dont sont massivement victimes les femmes et les enfants en France ». Une loi contre les violences sexuelles est votée en 2018, modifiant notamment la définition du viol, et inscrivant l’inceste comme une qualification spécifique pour les viols et les agressions sexuelles.

Le mouvement #MeToo a ainsi permis à de nombreuses femmes de témoigner d’agressions sexuelles, notamment envers des personnalités publiques, comme Gérald Darmanin, Luc Besson ou encore le réalisateur Christophe Ruggia, accusé par Adèle Haenel d’attouchements et de harcèlement sexuel entre ses 12 et 15 ans. Cette libération de la parole, soumise parfois à controverse, s’est inscrite comme l’un des sujets politiques majeurs de l’actualité contemporaine.

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Marche contre les violences sexistes et sexuelles, 23 Novembre 2019 (Crédit : Jeanne Menjoulet)

2021 : #MeTooInceste

L’apparition récente du hashtag #MeTooInceste, dans la foulée de la publication du livre de Camille Kouchner s’inscrit donc dans la lignée d’un mouvement amorcé il y a plusieurs années. Les centaines de témoignages publiés sur les réseaux sociaux, à vif, dépeignent une violence tristement trop commune. Selon une enquête Ipsos pour l’association « Face à l’inceste » (ex « AIVI »), réalisée via Internet sur 1033 majeurs, 10 % des sondés déclarent avoir été victime d’inceste. Cette cascade de récits a provoqué de multiples réactions, notamment celle du président de la République, Emmanuel Macron, qui a annoncé notamment le lancement d’une consultation sur le sujet.

Le Sénat a adopté par ailleurs à l’unanimité une loi visant à protéger les plus jeunes, avec la création d’un nouveau crime sexuel sur les mineurs de moins de 13 ans, mettant ainsi en place un principe absolu de «non-consentement» en dessous de cet âge-là. La question de ce seuil demeure en suspens, certaines associations déplorant qu’il ne soit pas porté à 15 ans. Il faudra encore attendre avant d’avoir une loi définitive sur le sujet.

Simon ANSART-POLYCHRONOPOULOS