Grand et barbu, on pourrait au premier regard penser que Thiébaut Chagué est un homme bourru de la montagne. Dès qu’il parle, on s’aperçoit qu’il n’en est rien : avec sa voix douce et claire, il revient sur sa carrière, et comment il a dû réorganiser sa vie d’artiste pendant la crise sanitaire.
Depuis son atelier, Thiébaut Chagué, un céramiste de renommée internationale, voit la montagne. C’est à Taintrux, un village paisible des Vosges (88), qu’il a décidé de s’établir. Pourtant né à Paris, il aime le calme de la campagne, et la concentration qu’elle lui permet d’avoir sur son travail. La ferme où il vit appartenait à sa famille, il y venait souvent quand il était petit, il y est donc très attaché. L’enfance est également le moment où Thiébaut Chagué a découvert sa passion pour la terre. La première fois qu’il a vu quelqu’un tourner, il est tombé amoureux de la discipline. Il a alors pris quelques cours, jusqu’à décider d’en faire son métier. Ses parents ne furent pas enchantés par ce choix, mais le futur céramiste a tenu bon. Après être passé par plusieurs maîtres, en France et en Angleterre il a voyagé à de nombreuses reprises en Afrique ce qui lui a appris beaucoup sur la terre, mais aussi sur les relations humaines. En ajoutant à cela des dizaines d’années de pratique, le sexagénaire a une belle carrière, peut en témoigner sa pièce exposée au Victoria Albert Museum à Londres, l’un des plus grands musées d’art déco au monde.
À son domicile, qu’on peut trouver en suivant les panneaux « poterie de Taintrux », il a mis en place une salle d’exposition, dont les murs sombres et les petites lumières qui éclairent les œuvres à la surface craquelée instaurent une atmosphère épurée mais pas dépourvue de caractère. Il suffit de descendre une petite pente herbue pour trouver un premier four, puis en descendant encore un petit peu, un deuxième, gigantesque, composé de trois chambres. Une pièce qui sent la terre fraîche y est accolée : c’est l’atelier vaste et lumineux du céramiste. Il contient tout le nécessaire pour faire de la terre : toutes sortes d’outils allant du fil à couper à la louche, d’immenses étagères pour entreposer ses travaux qui sèchent, sans oublier son incontournable tour. Décrire une journée-type à l’atelier, l’homme à l’imposante carrure ne saurait pas le faire : « C’est imprévisible. Tu prévois de faire quelque chose et quelqu’un appelle ou passe, ou l’état de la matière change à cause de la météo… » Son processus créatif est également difficile à détailler. Bien qu’on ait des idées à la base, l’œuvre s’impose rapidement, si bien qu’on ne décide plus tellement. « On trouve ce qu’on cherche en le cherchant » conclut-il calmement.
Payer les pots cassés de la Covid-19
Si le céramiste est bien établi, cette année si particulière de pandémie l’a contraint à s’organiser autrement. En mars 2020, il avait un vernissage de prévu à la galerie Messums à Londres, auquel il n’a pas pu prendre part. Cette exposition représentait plus d’un an de travail. Elle a tout de même eu lieu, mais il fallait une invitation. La fréquentation était donc en deçà des attentes. Cela s’est fatalement fait ressentir sur les ventes. Néanmoins, en octobre, le directeur du Sculpture Park Yorkshire lui a acheté trois pièces, ce qui est tout de même réjouissant pour l’artiste. De plus, le critique d’art Joe Nickols s’est à cette occasion penché sur son travail, qu’il décrit comme un point de contact entre différentes cultures, associant par exemple des techniques asiatiques comme le raku à une patte européenne. Pour lui, Thiébaut Chagué unifie par son travail les différentes conception de la céramique à travers le monde et à travers le temps.
Bien que cette exposition au Messums soit terminée depuis plusieurs mois, l’artiste n’a pas encore pu récupérer les pièces qui n’ont pas trouvé acheteur. Ses œuvres étant fragiles, elles ne peuvent pas voyager seules. Il serait donc contraint de faire une quinzaine à la fois à son arrivée en Angleterre et à son retour en France, ce qui serait extrêmement chronophage. Pour ne rien arranger, le Brexit ajoute des frais de douane qu’il n’y avait pas eu à l’aller.
« Je me retrouve salarié à 62 ans !»
La Covid-19 n’est pas l’unique changement radical que Thiébaut Chagué a connu en 2020. Pour la première fois, il n’est plus uniquement son propre patron. Sous l’intitulé de « chargé de mission », le céramiste a été embauché par la société Oyas. Les Oyas sont des arroseurs autonomes en céramique qui ont l’avantage d’être écologiques. Le Taintrusien avait déjà ponctuellement tourné pour eux en février dernier pendant une semaine, collaboration efficace puisqu’il aurait dû y retourner si la situation sanitaire le lui avait permis. C’est donc naturellement que l’entreprise a pensé à faire appel à lui pour ouvrir une nouvelle antenne dans les Vosges.
Ainsi, depuis fin 2020, Thiébaut Chagué a été nommé responsable du site, qui est toujours en genèse. Sa mission : créer un nouvel atelier de tournage des Oyas, de A à Z. D’octobre à décembre 2020, il a investi tout son temps à ce projet, devant s’occuper à la fois de trouver les locaux et des ressources humaines. Il a choisi un bel atelier lumineux et fonctionnel de plus de 500m2 dans la commune de Fraize. Il lui reste à présent la partie la plus complexe de sa mission : embaucher sept à huit tourneurs. Il a déniché une potentielle recrue, qui doit encore un petit peu s’entraîner avant de commencer. Il faut d’une part trouver des personnes qui savent tourner, certes, mais aussi qui savent tourner de manière régulière, ce qui n’est pas si fréquent explique-t-il.
Bien que cela lui change de son activité habituelle, l’artiste est tout même satisfait de ce métier dans lequel « la terre reste quelque chose de premier ». Néanmoins, avec 32 heures hebdomadaires à s’occuper de ce nouvel atelier, il a moins de temps à consacrer à ses projets personnels. Il parvient tout même à poursuivre son activité d’artiste. Sa prochaine exposition aura lieu dans la galerie privée parisienne de Hélène Aziza dans le XIVème arrondissement, dès le 6 mai 2021. Il a collaboré pour cette occasion avec un artiste qu’il a rencontré lors d’une résidence en Inde et dont il aime le travail : Jacques Kauffmann. « Nos considérations se rejoignent dans nos travaux respectifs ». Leur travail a commencé l’an dernier, dans une briqueterie. Là, les deux artistes ont pu récupérer des tomettes pour construire une haute tour, rouge et cubique, et bien nommée : « Babel ». La cuisson aura lieu dans le four du céramiste, à Taintrux.
Un acteur culturel local et international
En parallèle, il travaille également sur une pièce qui sera exposée dans la médiathèque en construction de Saint-Dié-des-Vosges, la capitale mondiale de la géographie ; et surtout, la ville la plus proche de Taintrux. Le céramiste est un acteur culturel local très actif : à l’inititive d’une association, « Terre-Plein Céramique », il accueille régulièrement des artistes qui viennent se former en résidence. On leur fournit un logement, un espace de travail, de la terre et un four. Grâce à cette structure, Thiébaut Chagué peut en quelques sortes perpétuer la tradition de formation des céramistes.
Son engagement dépasse les frontières : lorsque la situation le permet, il se rend à l’étranger. En 2015, il a par exemple été invité en résidence à Singapour, afin de faire une cuisson dans un très ancien four anagama (four qui n’a qu’une seule chambre ndlr), le four Guan Huat Dragon Kiln. Il aurait dû y retourner cette année, si la Covid-19 ne l’en avait pas empêché.
Des Vosges à Londres, du Kenya à Singapour, Thiébaut Chagué est un artiste complet qui s’exporte beaucoup mais qui reste proche de ses racines.
Charlène Celzard