Selon la Fédération mondiale des Sourds, il y a environ 70 millions de personnes atteintes de problèmes de surdité dans le monde. La population française est souvent mal informée au sujet de la langue des signes et des particularités qui la caractérisent. Delphine Heitzmann, interprète française de 36 ans, a accepté de parler de ce sujet qu’elle connaît si bien.

En quoi consiste votre activité et qu’est-ce qui vous plaît dans ce métier ?

« Je fais partie d’une association de service d’interprétation, le CIL. Je mets en communication des Sourds et des entendants. Il s’agit d’un pont entre deux cultures : la langue française et la langue des signes française. C’est le fait de pouvoir communiquer autrement qui m’intéresse. Quand on ne connaît pas, on a l’impression de se retrouver face à un mur puisque c’est difficile de comprendre une logique gestuelle et non orale. Mais une fois qu’on comprend, c’est extrêmement intéressant. La langue des signes passe aussi par l’expression du visage. D’ailleurs, elle fait partie d’un paramètre de grammaire en linguistique. C’est elle qui donne la tonalité et la force du discours, comme l’intonation de la voix à l’oral. »

Quelle est la différence entre les langues et le langage ?

« Le langage c’est plus général, c’est quelque chose qui permet de communiquer et qui regroupe codes de communication et langue. Au contraire, une langue c’est vraiment officiellement défini comme rattaché à une culture. Elle a une grammaire, une syntaxe et un lexique. Linguistiquement, il a été prouvé que la langue des signes dispose de ces éléments. Par exemple, on ne conjugue pas les verbes mais c’est comme dans certaines langues orales. »

La langue des signes est-elle différente selon le pays ?

« Bien sûr, une langue se construit par rapport à une communauté de personnes. En l’occurrence, c’est quand les Sourds ont pu se réunir sur un territoire empli de culture et d’histoire qu’une langue a émergé. Mais c’est aussi régional. À Metz, Lille, Paris ou Bordeaux, il y a des différences de vocabulaire, tout comme les différences qu’on retrouve en langue orale entre les différentes régions de France. Dans notre pays, la langue des signes s’est développée au 18ème siècle. Plus tard, un Américain venu en voyage, est reparti en important la méthode. Elle s’est donc développée aux États-Unis mais s’est adaptée à la culture et a donc évolué différemment. Pour donner un autre exemple, aujourd’hui, les anciennes colonies qui utilisent les langues des signes de leurs pays colonisateurs, essayent de faire ressurgir une langue locale, adaptée à leur culture. »

Existe-t-il des interprètes de langues des signes entre elles ?

« Dans les conférences internationales en langue des signes, des Sourds de tous les pays se rencontrent. C’est pourquoi, un langage international des signes se développe. Ce n’est pas une langue puisqu’il s’agit d’un hybride qui en mêle plusieurs, notamment américaine et française, et des signes plus ou moins iconiques. D’ailleurs, il y a un nouveau système d’interprétation qui pose débat. Le principe c’est que c’est un interprète sourd qui reçoit le message de ma part mais c’est lui qui le signe aux autres. Le but est d’avoir un message plus simple pour se rattacher directement au terreau culturel des Sourds. Ils se sont toujours sentis opprimés et ont donc besoin de reconnaissance. Il s’agit d’une véritable revendication culturelle. »

Est-ce qu’il faut lire sur les lèvres en langue des signes ?

« La lecture labiale c’est un peu comme le braille pour les aveugles. J’ai essayé d’apprendre : lire c’est assez simple mais le reconnaître tactilement c’est très compliqué car le toucher doit être très développé. En 1880, le congrès européen a interdit la langue des signes et avant qu’elle ne soit autorisée à nouveau, les personnes étaient éduquées dans l’oralisme. Les Sourds de la génération suivante revendiquent quant à eux leur culture sourde et le fait de ne communiquer qu’en langue des signes. »

Devrait-on communiquer davantage au sujet de la langue des signes ?

« Généraliser la langue des signes serait génial mais je n’y crois pas. Ça fait une dizaine d’années qu’on communique plus à ce sujet. Mais une chape de plomb pèse sur eux : les gens continuent à confondre Sourds et Muets et à les considérer sous le prisme du handicap. Si nous vivions dans une société inclusive comme on en fait la publicité, il faudrait inculquer la langue des signes à l’école et en parler beaucoup plus. Depuis quelques années, on apprend des « bébés signes » aux enfants dans les crèches. Il s’agit de signes empreints de la langue mais modifiés pour faciliter l’apprentissage aux plus petits. C’est intéressant mais il n’y a aucune suite. Un enfant, s’il veut entrer dans le monde, doit apprendre une langue. Malheureusement, au niveau gouvernemental, on refuse de construire des écoles bilingues permettant aux enfants Sourds de comprendre le monde par leur canal. On les force à apprendre le français écrit or ça implique de tripler le volume de travail et ils finissent souvent par lire sur les lèvres, ce qui est très fatigant. Malgré ça, on ferme le peu d’écoles ouvertes. »

Emmanuelle Audibert et Emma Frary