Trois jours après les obsèques de Dominique Bernard, professeur de Français assassiné le 13 octobre, retour sur une semaine éprouvante pour les membres de l’Education nationale.
©Hortense Stock
Thomas Laferté, 48 ans, professeur d’Histoire-Géographie à Thonon-les-Bains (74)
« Surpris par la mort d’un nouveau collègue ? Oui et non. La première fois, pour Samuel Paty, je l’étais. Mais maintenant, beaucoup moins. C’est surtout les suites de ce qu’on entend de la mort de Paty qui surprennent et qui mettent en colère quand on sait le nombre de signalements qui ont eu lieu dans l’établissement à Arras. Cet ancien élève était déjà signalé comme quelqu’un de dangereux. Alors aujourd’hui, en tant que prof d’Histoire-Géographie, je suis dans le doute, oui. Je suis dans le doute et partagé entre comment transmettre et passer encore des messages à objectif unique : faire comprendre aux élèves que la démocratie est de leur côté. On a de plus en plus de défiance d’élèves qui nous montrent qu’en face, les régimes autoritaires ce n’est pas si mal en fait. On est confronté à des élèves aux regards plein d’inquiétude. Devant la mort de ce collègue, il y a une partie des élèves sans trop d’émotion, peu d’empathie, ni de réaction. Avec une actualité complexe à gérer pour nous, on est seul face à une institution qui, aujourd’hui, visiblement, n’a pas donné beaucoup de signaux d’alerte concernant ses élèves qui sont en cours de radicalisation.
« On nous incite beaucoup à signaler tous les propos limites, mais en ayant de grandes difficultés puisque des élèves qui sont stigmatisés ne sont pas forcément évidents à gérer. En tant que prof, il ne s’agit pas d’une chasse aux sorcières. On se retrouve confronté à une situation ambiguë par rapport à certains élèves. Va-t-on être aidé par l’institution ? On est habitué à être abandonnés par celle-ci… Ils ont du mal à trouver des profs d’Histoire-Géographie. Dans mon établissement, on nous demande de faire des heures pour remplacer trois classes actuellement, car ils n’arrivent pas à anticiper le départ à la retraite d’un collègue.
« Donc, je dirais « pauvre Histoire-Géo » dans notre pays en France. Tout le monde est bien content de nous confier cette éducation morale et civique (EMC) qui, en fait, est utilisée à des fins politiques, mais qui ferait bien d’être utilisée à des fins citoyennes. Les cours d’EMC devraient être étendus aux familles puisque c’est dans celles-ci qu’ont lieu les radicalisations ».
Sylvie Grach, 49 ans, professeure d’Histoire-Géographie, d’Italien et de Français à Port-Saint-Louis-du-Rhône (13)
« Comme tous les citoyens de ce pays, j’ai été profondément horrifiée et choquée par la mort de cet homme. Très attachée aux valeurs de la République, je crois qu’il faut combattre l’obscurantisme. Ce professeur s’est mis au travers du chemin d’un fou. C’est profondément choquant, comme tous les attentats.
« En 25 ans de carrière, j’ai dû échanger à plusieurs reprises avec mes élèves après ces drames : Charlie Hebdo, Samuel Paty, Dominique Bernard … Quand on se regarde dans la salle des profs, on sait très bien que ça aurait pu arriver à n’importe qui parmi nous. Dans ce cas, on a fait irruption dans un endroit ciblé : l’école. Ce n’est pas pour rien qu’on s’attaque à ce lieu. Il est le garant des valeurs républicaines et un rempart contre l’obscurantisme. Il permet aux jeunes de développer leur esprit critique, car le monde n’est pas binaire et pas aussi simple que ce qu’ils trouvent sur les réseaux sociaux. La jeune génération n’a pas les capacités pour réfléchir à ce qui peut mener jusqu’à l’endoctrinement. C’est un fléau aujourd’hui. L’école est un combat : elle leur donne des armes pour se défendre, s’élever, s’instruire. C’est pour toutes ces raisons que l’école est attaquée aujourd’hui.
« En plus de l’immense tristesse qui m’a animée en tant que citoyenne quand j’ai appris la mort de cet homme, je me suis également dit qu’on attaquait l’école pour ce qu’elle représente en termes de danger. L’école est le combat pour l’égalité, la fraternité, l’instruction, la laïcité : tout ce que nient ces gens-là. Eux qui n’ont aucune valeur, ni religion. Les lieux d’enseignement permettent de défaire les amalgames qui existent et qui vont continuer d’exister malheureusement, d’expliquer l’Histoire : pourquoi en arrivons-nous à des conflits et comment peut-on expliquer notre présent ? Nous sommes chamboulés, beaucoup ont peur, notamment les jeunes collègues qui peuvent entendre des réflexions très choquantes de la part des jeunes. En effet, en plus de tout cela, il a fallu évoquer le conflit israëlo – palestinien, débat dans lequel les avis sont très tranchés. Les jeunes ne connaissent pas cet affrontement historique, ont une vision très simpliste. C’est très compliqué d’être enseignant aujourd’hui, bien plus qu’avant, ces événements viennent nous le rappeler dans une immense douleur ».
Adeline Perrin, 43 ans, professeure de Français à Longvic (21)
« Avant Samuel Paty, nous pouvions penser travailler dans une espèce de monde à part, de bulle dans laquelle l’apprentissage et la transmission étaient l’essentiel. Désormais, la méfiance est de mise. Méfiance par rapport aux autres, méfiance par rapport aux propos que nous tenons qui pourraient être mal interprétés, surinterprétés, et même déformés. Le savoir semble faire désormais de nous des cibles, mais il est au cœur de la liberté de pensée. Le pire serait d’interdire de transmettre, de discuter avec nos élèves qui affichent parfois une indifférence sidérante voire, pour certains, une forme de complaisance par rapport aux actes d’une grande violence ».
Marion Parguey, 34 ans, professeure des écoles et enseignante spécialisée à Belfort (90)
« J’ai été marquée par la mort de Samuel Paty : à l’époque, c’était ma première année en tant que stagiaire et j’angoissais un peu à l’idée de parler devant les élèves. Aujourd’hui, j’enseigne en classe ULIS (enseignements adaptés), donc il faut trouver les bons mots face à des élèves qui ont des besoins différents. Le directeur des classes SEGPA est venu avec moi pour en parler, j’avais peur des débordements. Finalement, ils étaient tous au courant, car leurs parents leur avaient expliqué. Mais ils n’ont pas posé beaucoup de questions : pour eux, ce n’est pas la réalité.
« De mon point de vue de professeur, je n’ai pas peur d’aller au collège : les attentats peuvent se dérouler partout. J’essaie donc de ne pas trop y penser, même si c’est inévitablement dans un coin de notre tête. Par exemple, peu de temps après les attentats du Bataclan, je me suis surprise à chercher les issues de secours lors d’un concert. Si un tel événement venait à se produire, on se demande tous quelle serait notre réaction : j’ai une formation de professeur des écoles, donc j’ai réalisé beaucoup d’exercices d’intrusion, et à chaque fois, je me demande si je serais capable de tenir ma classe.Dans mon collège, dix élèves ont été signalés à la police pour non-respect de la minute de silence, dont un de mes élèves. En 6ème, les enfants ont 11 ans, ils ne comprennent pas forcément pourquoi se taire. Pour moi, il y a des millions d’autres façons de rendre hommage : en demandant aux élèves d’écrire une lettre à la famille de la victime, ou de s’exprimer sur ce qu’ils ressentent par exemple ».
Joséphine* (son prénom a été modifié), 56 ans, professeure de Français à Avignon (84)
« Quand j’ai appris la nouvelle de l’assassinat de Dominique Bernard, professeur de Français, dans un lycée du Pas-de-Calais, c’était le vendredi après-midi. J’ai fait comme la plupart de mes collègues, j’ai replongé dans un passé pas si lointain d’il y a 3 ans et je me suis dit que j’étais moins horrifiée, moins frappée, moins peinée. Finalement, cela voulait dire ce qui était évident : que l’on commence à s’habituer à être des cibles du hasard. C’est ce constat qui m’a le plus effrayée. Depuis 3 ans rien n’a changé, leur projet de formation à la laïcité pour les enseignants peine à voir le jour. Cette formation est dispensée par des gens qui viennent à peine d’être formés. Je m’interroge donc sur la qualité, l’efficacité et sur l’utilité réelle de cette formation ».
Walid Edad, 23 ans, surveillant dans un lycée dans les quartiers nord de Marseille (13)
« J’ai beaucoup repensé à ce qu’il s’est passé durant cette semaine. C’est dur à croire, j’ai réfléchi à ce que j’aurais fait si j’avais été à leurs places. Les professeurs ont la boule au ventre, ils ont du mal à expliquer ces événements. D’un autre côté je trouve ça impardonnable qu’il ait fallu qu’un autre drame survienne pour que l’Etat agisse. Je crois fermement qu’il est essentiel que les écoles deviennent des espaces sûrs pour tous les élèves. L’éducation ne devrait pas seulement être axée sur les matières scolaires, mais aussi sur le savoir vivre des élèves. Il est temps que des mesures sérieuses soient prises pour rétablir la sécurité à l’école et garantir un environnement propice à l’apprentissage ».
Vincent* (son prénom a été modifié), 27 ans, professeur de Technologie à Marseille (13)
« Malheureusement, beaucoup moins de surprise, beaucoup moins de choc qu’il y a 3 ans avec Samuel Paty. C’est ce qui m’étonne aussi : malgré ma position de prof, je ne me suis pas senti visé. Il y a eu des mesures, les cours du matin ont été banalisés pour pouvoir en parler avec nos élèves. Mais ça reste des élèves très jeunes. On les a senti touchés, mais surtout dans l’incompréhension. Ils sentent qu’il y a quelque chose de grave mais je ne sais pas s’ils ont compris tous les tenants et aboutissants. Mis à part le plan Vigipirate, je n’ai pas eu le sentiment de voir beaucoup de mesures mises en place. En stigmatisant les élèves et par la criminalisation de ceux ne respectent pas les minutes de silence, j’ai même eu l’impression que certaines prises de paroles ont jeté de l’huile sur le feu. Je ne pense pas que ça mènera à l’apaisement du monde éducatif qui a besoin d’être protégé. C’est un monde à part pour protéger les enfants, pour empêcher la propagation de la haine au sein de l’école. Je n’ai pas vu de vraies réponses, ou de réponses adaptées. J’ai l’impression qu’à la colère, on répond par la colère. Poursuivre pénalement des élèves mineurs qui n’ont pas montré un respect total et absolu à la mémoire d’un professeur qui n’avait rien demandé… Est-ce que c’est le bon changement de méthode ? Je ne sais pas… Je ne trouve pas de réponse ».
Louise* (son prénom a été modifié), 25 ans, professeure de Mathématiques en collège et lycée à Vitrolles (13)
« De mon côté ça a déclenché de la tristesse et du stress. Quand j’arrive en salle des profs et que tout le monde est en deuil, c’est pesant. Il faut gérer cette agitation et faire preuve de professionnalisme devant les élèves pour les soutenir. Mes collègues d’Histoire-Géographie ont commencé à parler de démission et à se demander s’il fallait continuer.
« On se sent tous concernés : ça peut tous nous arriver de hausser le ton avec un élève. À leurs âges, est-ce que ça peut nous mettre en danger ? Ça fait peur. Au final, on nous parle d’un Plan Vigipirate, mais notre portail est cassé. N’importe quel fou peut rentrer quand il le veut. Finalement, le mieux pour nous, c’est de ne pas en parler. De se dire que nous, en tant que prof, on évite le sujet pour éviter de les rendre anxieux, je trouve ça fou. On s’attend à avoir plus de protection. Je ne sais pas. Des flics, des psys, des choses concrètes pour aider nos collègues, mais aussi nos élèves. Parce que beaucoup ont peur. Je veux bien essayer de les aider, mais je ne suis pas formée pour ».
Propos recueillis par Dèlio Grach, Hortense Stock, Louis Langlois, Victor Giat, Vincent Giely, Massyl Benelhadj, Colombe Laferté